2- Seconde partie : Michaël Jackson, un redoutable miroir
Pour rappel (cf intro) : le thème de cet article n'est ni Michaël Jackson en tant que tel, ni la société "ordinaire", mais le miroir que le personnage Michaël Jackson tend à notre société médiatiquement orchestrée. (Afin de ne pas submerger ce texte de références je renvoie, pour Michaël Jackson, aux sources exposées en abondance sur le web ; pour le fond, aux œuvres d'Hannah Arendt, Norbert Elias, René Girard, Peter Sloterdijk et Paul Virilio). Ce premier article de la seconde partie, fait suite au 1-3.
— 2.1 —
Incapacité ou refus de "faire avec" la vie telle qu'elle est.
"On n'échappe pas à son époque". Or, à notre époque, le pouvoir dominant est désormais entre les mains des médias audio-visuels. Que nous l'admettions ou non, ce sont les "images" et leurs commentaires, administrés par ces médias, qui façonnent notre conception de la vie et de l'Homme.
A partir de là, revenons à la question cadre de cette seconde partie de notre réflexion : quel mal au juste — ce malaise qu'en vérité nous partageons avec Michaël Jackson et qu'il nous révèle — expriment les "symptômes" abordés en première partie.
Abordée sous l'angle individuel en 1.3, la première réponse qui s'impose est très simple : nos sociétés médiatiquement orchestrées ne tolèrent plus de la vie que ce qu'elles en estiment "positif" (jeunesse, sourire, Rollex etc) et ne veulent rien avoir affaire avec ce qu'elles en estiment "négatif" : son lot de violences, de morts, de maladies, de faiblesses, de laideurs, d'échecs, d'erreurs, de trahisons, de pauvreté, de pesanteur, de tristesse, de désespoir, de peur, d'humiliations, de honte, de haine, de précarité[1], de mensonges, d'injustices de magouilles et j'en passe...
La post-modernité n'assume plus le "mal", elle le projette "ailleurs"…
Il faut mesurer combien cette façon d'avancer en "zappant" constitue une rupture radicale avec tout ce qui jusqu'à peu fondait la richesse et la force de notre civilisation.
En effet, alors que les deux grands courants spirituels — grec et judéo-chrétien — de la civilisation occidentale enseignaient aux hommes à faire avec le "mal" comme puissance à la fois intime et sociale que chacun avait à assumer tant dans son intériorité propre que dans ses actes, nos sociétés post-modernes le rejette "ailleurs", à l'extérieur d'elles-mêmes, si possible "loin" : dans des séries télévisées et des jeux vidéos hantés par des monstres "inhumains", sur des psychopathes évidemment inconfondables avec vous, moi ou le président de la République, sur des dictatures "exotiques" parce qu'issues d'autres traditions culturelles, sur des populations verbalement boutées hors de la cité (les "exclus" : littéralement "qui ont été chassés"), etc…
Bref, nous avons littéralement perdu les assises culturelles, éducatives, artistiques et spirituelles qui nous avaient jusqu'ici permis d'opposer au "mal humain" — cette réalité la mieux partagée du monde —, des garde-fous individuellement et collectivement assumés, au profit d'une illusion du "bien".
…grâce à la magie incantatoire d'une Novlangue escamotant le réel.
Comment cette société post-moderne est-elle parvenue à ce clivage positif/négatif, ou pour le dire plus brutalement à cet escamotage du "mal" ?
Grâce à la magie incantatoire d'une novlangue massivement promue.
D'où que l'on voit le vocabulaire ambiant se contorsionner de manière saugrenue. Au lieu d'employer les termes adéquats — récession ou dépression — pour dire la très grave crise économique actuelle, la voilà qui invente des formules "positives" comme "croissance négative".
Elle ne dit plus "exploités" — terme impliquant des "exploiteurs"— mais "travailleurs pauvres" comme s'il s'agissait de victimes malchanceuses d'injustices économiques aussi fatales qu'inexplicables, un peu comme le sont les victimes d'une tempête…
Elle tend de plus en plus à remplacer le verbe "gouverner" par un nom, "la gouvernance" ce qui a pour vertu d'évincer le sujet de l'action (tel président ou tel gouvernement par exemple), au profit d'une vague notion, humainement et géographiquement non situable — autre forme de virtualité. Au profit de qui ou de quoi ?
Elle assène litaniquement que le plus important est de restaurer la "confiance des ménages" pour que la consommation reparte, peu importe que ces derniers en soient objectivement incapables. (Au point que ceux qui dérogent à ce consensus puissent se voir chassés comme des malpropres, et sans jamais soulever sérieusement les vraies raisons de la nécessité de toujours plus consommer.
Il faut dire qu'elle est soutenue en cela par la mode du "développement personnel" issue du New-âge qui enseigne que quoi qu'il arrive, il faut rester zen, ne pas attacher d'importance au négatif, "rester positif, optimiste et confiant" afin de mobiliser les "bonnes ondes", celles qui, par magie, nous attireront argent, amour, succès, santé.
Exit critique, lucidité, questions, pensée…
Dans un tel contexte, quelle place pour la lucidité — et donc pour la pensée, la culture, la critique ? Ce monde du "tout va bien" peut-il encore tolérer ce type de capacité sans irritation ? Y est-il encore possible de "poser des questions" passant outre le consensus GrandMédiatique sans se faire ridiculiser comme "populiste", adepte d'éculées "théories du complot", "pessimiste", "négatif", "anarchiste" et autres mignardises du genre ?
Et pourquoi pas terroriste tant qu'on y est ?
Michaël Jackson ou l'art de Janus, le dieu aux deux visages.
Or le génie de Michaël Jackson n'est-il pas de confondre ces deux nouvelles facettes du "bien" et du "mal" que nos sociétés post-modernes ont promues et clivées ? D'évidence, oui.
Un parfait "people" d'un côté…
Avant sa "chute finale", Michaël Jackson, était une parfaite incarnation du "bien" tel que le conçoit notre époque, un parfait "people" ; beau, jeune, souriant, riche et mondialement connu.
Sauf qu'en tant qu'artiste, Michël Jackson, loin d'avoir fui le "négatif", l'a au contraire littéralement "déterré" au cours de ses spectacles, et largement mis en scène. Il suffit de se pencher sur ses plus grands succès (Thriller par exemple).
Pures fictions ?
…un artiste engagé de l'autre…
Non. Michaël Jackson était un artiste engagé (une expression évidemment si bien bannie de la Novlangue que non seulement elle est soigneusement esquivée mais de plus "suspecte"!)
Il n'a en effet, tout au long de sa carrière, cessé de dénoncer à sa manière des pans entiers de négativité, jusqu'à en être d'ailleurs censuré.
Parmi ces œuvres engagées, citons, outre la "censurée" They Dont Care About Us (1995) qu'on pourrait traduire pas "ils en ont rien à foutre de nous" : en 1985, We are the World (co-écrite avec Lionel Richie, rassemblant une quarantaine de chanteurs), dont les bénéfices serviront à lutter contre la faim en Afrique; en 1991, Heal the World ou Black ans White ; en 1995, Earth Song (succès populaire plus que médiatique, notamment aux USA) : surpêche, déforestation, pollution, guerres y sont exposées pour ainsi dire "avant l'heure" — bien avant Une vérité qui dérange de Al Gore sorti en 2006 par exemple — et la "solution" y est tout aussi clairement désignée comme possible, au prix d'un gros effort de chacun et de tous.
Serait-ce là l'une des raisons de son succès : révéler, mais de biais, tous ces "cadavres" d'humanité accumulés dans nos jolis placards ?
En quelque sorte faire, par l'apparence, "éclater les apparences" ?
[1] Voir à ce propos les travaux de R. Castel (Les métamorphoses de la question sociale) , qui nous rappellent que l'éradication que la précarité — grâce au transfert des anciennes solidarités sur des services d'Etat (sécu, retraitge, etc) — est un phénomène très récent (et probablement de courte durée).